An American Dream

Les yeux fermés elle se laissait bercer par le bruit des roues sur les rails. Ce train qui l'emmenait loin de chez elle était fatigué et abîmé comme tout ici : les toits, les murs, les voitures, les gens et même les lumières. A travers les vitres on pouvait voir les murs de béton couverts de graffitis, ces dessins mêlés d'inscriptions plus ou moins obscènes en disaient long sur la misère dans laquelle vivaient les habitants de cette triste banlieue, bien loin de l'image que la plupart des gens se font des États-Unis. Mais elle ne regardait pas ces murs défiler, elle ne regrettait rien et la pensée de quitter cet endroit qui l'avait vu naître seize ans plus tôt ne lui provoquait pas le moindre pincement au cœur. Même le jour de sa naissance elle se l'imaginait froid et sombre. C'est quand même triste pour un premier jour.
Lisa n'avait plus rien à perdre, de cette vie il ne restait plus rien. Son père, elle ne l'avait jamais connu, il était parti avant sa naissance, il ne l'avait jamais voulue. Sa mère travaillait dans un restaurant du centre ville comme serveuse, sa vie pouvait se résumer à travailler, prendre les transports en commun et dormir. Le peu de temps libre qu'il lui restait elle le passait à faire les courses et rendre visite à ses amies. Ainsi, bien qu'elle ait toujours veillé à ce que sa fille ne manque de rien, il n'y avait jamais eu de réels liens entre elles. La seule personne que Lisa avait vraiment aimée ici et qui s'était occupée d'elle était son oncle, un homme sympathique toujours prêt à l'aider et qui gardait toujours un sourire pour elle. C'était lui qui lui avait appris à garder espoir, lui aussi qui lui avait donné le goût des livres et avec eux le goût pour les voyages imaginaires. C'est grâce aux livres qu'elle avait réussi à supporter la tristesse de cette banlieue, où l'on ne sait plus rêver. Ce sont les livres qui l'ont élevée, ce sont eux qui lui ont donné les réponses à ses questions, eux encore qui l'ont consolée quand elle en avait besoin.
Mais la semaine dernière, alors qu'elle se dirigeait vers l'appartement de son oncle après une journée de cours, elle découvrit avec inquiétude une foule de personnes attroupées au bas de l'immeuble, autour de trois véhicules de police et d'hommes en uniformes interdisant l'accès à l'entrée de l'immeuble. Lisa s'approcha, elle avait un mauvais pressentiment. Elle demanda ce qui se passait à un homme dont le visage ne lui était pas inconnu :
« Mr. Matew a été retrouvé mort chez lui, une histoire d'argent et de drogue à ce qu'il paraît. »
Mais elle n'avait pas entendu la fin de la phrase, son esprit s'était arrêté au mot « mort ». Son oncle assassiné ! Son univers s'effondrait. Pourquoi lui ? Son oncle s'était toujours montré très mystérieux et beaucoup de questions étaient restées sans réponse, comme la raison pour laquelle il ne quittait jamais son révolver. Certainement qu'il avait voulu la protéger et qu'elle ne s'inquiète pas pour lui. Mais elle venait de réaliser que de cet homme elle ne devait finalement connaître qu'une façade qu'il avait construite pour elle. La seule personne qu'elle aimait était morte, désormais plus rien ne la retenait ici.

Le train s'arrêta. A présent il avait quitté la banlieue et s'arrêtait dans un petit village voisin. Personne ne descendit, quelques voyageurs montèrent. Un vieil homme portant costume et cravate vint s'asseoir en face de Lisa, il posa sa valise sur le siège vide à côté de lui et plongea dans ses pensées. Le train repartit, les arbres défilèrent. Au bout d'un moment le vieil homme engagea la conversation :
_ Vous voyagez seule, jeune fille ?
_ Oui monsieur.
_ Et cela ne vous fait pas peur ?
_ Non, pas tellement. Devrais-je redouter quelque chose ?
_ Non, non... c'est juste que c'est peu commun de voir quelqu'un de votre âge voyager seul, surtout pour une fille.
_ Vous savez il y a des fois où prendre des risques peut se montrer nécessaire si l'on veut continuer de rêver et ne pas s'enliser dans une vie où il ne reste plus rien à vivre.
_ Devrais-je comprendre que vous quittez votre ville définitivement ?
_ C'est cela même.
_ Étonnant ! Et où allez vous ?
_ A New York.
_ Vraiment ? C'est là que je réside. Vous connaissez du monde là-bas ?
_ Non personne.
_ Comment ? Mais vous n'avez donc peur de rien !
_ Si... j'ai peur qu'un jour les étoiles cessent de briller. Et c'est cette crainte qui me pousse à partir vers l'inconnu.
_ Fascinant... Que diriez-vous de venir chez moi le temps de trouver autre chose ? Mon appartement est grand et ça fait longtemps qu'il n'a pas vu une aussi belle jeune fille.
_ Je vous en serais très reconnaissante. Monsieur...
_ White, Mr. White. Et vous comment dois-je vous appeler ?
_ Lisa.
_ Enchanté.